Liberté d’expression du salarié : il n’est pas contraint d’adhérer à la « culture apéro »

Les faits : un licenciement pour insuffisance professionnelle pour absence d'adhésion aux valeurs de l'entreprise

M. T. a été engagé en tant que consultant en 2011 par la société Cubik Partners et a été promu directeur en 2014. Il a été licencié pour insuffisance professionnelle en 2015. Son employeur lui reprochait son absence d’intégration et d’adhésion à la valeur « fun and pro » revendiquée par l’entreprise, qui impliquait sa participation aux séminaires et pots de fin de semaine très alcoolisés, ainsi que des rituels incitant à divers excès, brimades et dérapages. Il lui était encore reproché d’être en désaccord avec les méthodes de management des associés et de se montrer critique à l’égard de leurs décisions.

Sollicitant l’annulation de son licenciement, M. T. saisit le Conseil de prud’hommes de plusieurs demandes au titre de la rupture de son contrat de travail. Après une décision de la cour d’appel de Paris donnant raison à l’employeur sur le motif de licenciement, M. T. se pourvoit en cassation et obtient gain de cause. Dans un arrêt du 9 novembre 2022, la Cour de cassation annule le licenciement de M. T., en prononce la nullité et ordonne sa réintégration.

La décision de la cour de cassation qui annule le jugement aux prud'hommes et à la cour d'appel

D’une part, M. T. soutient qu’il relève de ses libertés fondamentales d’expression et d’opinion de pouvoir refuser de s’adonner à ces activités et comportements. Il se fonde sur les normes constitutionnelles et conventionnelles de valeur supra législative (supérieures à la loi) qui garantissent le respect de ces libertés de l’esprit :
-le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946,

  • l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000,
  • l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

D’autre part, M. T. avance que le fait pour son employeur de fonder le licenciement sur ses critiques des pratiques managériales remet en causes ses opinions personnelles et non pas uniquement son comportement, comme le soutient son employeur.

La Cour de cassation décide que le licenciement est fondé sur le seul exercice de sa liberté d’expression par le salarié. Ainsi, ses motifs sont illicites et entrainent sa nullité. Les juges donnent alors raison au salarié en admettant que les reproches relatifs à « sa rigidité, son manque d’écoute, son ton cassant et son impossibilité d’accepter le point de vue des autres, et ses refus de participer aux pots alcoolisés » relevaient tous, sans exception, du bon exercice de sa liberté d’expression.

Les infractions commises par l’employeur

Au plan constitutionnel et européen, la liberté d’expression est une liberté fondamentale mais non absolue. En ce sens, elle bénéficie d’un régime juridique renforcé dont la valeur est supérieure à la loi. Toutefois, elle peut être limitée de manière proportionnée afin de permettre une conciliation nécessaire avec une autre liberté, notamment la liberté contractuelle de l’employeur qui doit pouvoir fixer les termes de sa relation contractuelle dans la limite de la loi.
Si les nécessités de l’entreprise le justifient, un employeur peut donc limiter la liberté d’expression d’un salarié dans le cadre strict de sa fonction professionnelle.

En droit français, l’article L. 1121-1 du code du travail en est la consécration légale. Il en ressort que nul ne peut apporter aux libertés individuelles et collectives, telles que la liberté d’expression, des restrictions qui ne seraient pas :

  • justifiées par la nature de la tâche à accomplir
  • et proportionnées au but recherché.

En conséquence, l’article L. 1235-3-1 du code du travail dispose qu’est nul le licenciement qui intervient en violation d’une liberté fondamentale.

L’adhésion aux « valeurs » de l’entreprise n’est pas forcément une obligation contractuelle

Les valeurs « fun and pro » au cœur du litige résultant d’un texte de présentation publié sur le site internet de la société (texte présenté sous une rubrique de type : « Qui sommes-nous ? », « Quelles sont nos valeurs ? », « Nous rejoindre »). Parmi les « valeurs » décrites, on trouve principalement la « participation attendue des salariés à la célébration des succès ».
Ces informations sont données à tout internaute visitant le site internet de Cubik Partners et ne sont pas signées ni acceptées par les salariés. Elles n’entrent donc pas dans le champ contractuel et ne constituent aucune obligation comme le ferait une charte ou règlement intérieur individuellement notifié aux salariés après avis des représentants du personnel.

S’agissant des actes réglementaires d’entreprise (règlement intérieur, circulaire), ils ne peuvent être pris sur des motifs discriminatoires ou porter une atteinte disproportionnée et illégitime aux libertés fondamentales des salariés sans méconnaitre les dispositions du code du travail et du code pénal.

Pas d’insuffisance professionnelle en l’espèce

Le code du travail décrit l’insuffisance professionnelle comme une incapacité objectivement constatée du salarié à accomplir les travaux ou à assumer les responsabilités relevant des fonctions pour lesquelles il est qualifié et auxquelles il est affecté.

L’insuffisance professionnelle est alors un motif valable de licenciement du salarié qui ne fournit pas un travail satisfaisant, et ce de manière durable. Elle doit alors être distinguée de la faute, qui relève d’un comportement volontaire du salarié.

En tout état de cause, le salarié qui n’est pas assez « fun » n’est pas incapable au sens du code du travail.

Cour de cassation, chambre sociale, 9 novembre 2022.

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