Cadres de banque licenciés pour insuffisance professionnelle : les reproches mentionnés en entretien annuel ne suffisent pas !

Cas pratique : analyse de jugement du tribunal des Prud'hommes de Paris

Le licenciement pour insuffisance professionnelle est un licenciement de construction jurisprudentielle : aucun article de loi n’en décrit les principes, mais un ensemble stable de décisions de justice en a défini les contours.

De jurisprudence constante, l’insuffisance professionnelle est un motif recevable à condition :

  • d’avoir confié au salarié une mission en adéquation avec sa formation et son expérience, son salaire et son intitulé de poste,
  • d’avoir prévenu le salarié de son insuffisance, objectivement (quantitativement et qualitativement),
  • d’avoir donné au salarié les moyens de s’améliorer (formation, accompagnement, redéfinition du poste) durant une période significative (quelques semaines à quelques mois selon la nature du poste).

N.B. : la technicité du poste (en l’espèce, Ingénieure financière) et le principe de l’évolution possible d’une mission ne doivent pas faire obstacle à ces principes.

Données du dossier :

Madame E. est embauchée en 2006 en qualité d’analyste quantitatif d’un grand établissement bancaire. Elle est promue Ingénieur financier en 2015.

Par avenant du 6 novembre 2019, Madame E. est nommée « COO Ingénierie Financière », sans fiche de poste ni de lettre de mission.

Sa rémunération moyenne mensuelle brute approche les 9.000 euros, incluant des bonus annuels compris entre 20 et 50.000 euros.
Des objectifs qualitatifs et quantitatifs sont fixés lors des entretiens annuels, permettant principalement de fixer les conditions d’obtention du bonus.

Pour l’année 2022, une réorientation du poste a été imposée à Madame E., ainsi qu’un nouveau rattachement opérationnel, liée à une réorganisation du département.
Aucun avenant n’a officialisé ces modifications, dont la réalité apparaît au travers d’échanges professionnels qui évoquent une nouvelle mission davantage commerciale que technique, considérée comme acceptée par Madame E.

En octobre 2022, un échange a lieu entre les Ressources Humaines et Madame E. à propos d’une éventuelle mobilité qu’elle n’a cependant pas réclamée. Cette mobilité est évoquée de façon informelle et sans le moindre lien avec une quelconque difficulté sur son poste d’origine.

Lors de l’entretien de janvier 2023 au titre de 2022, l’employeur a conclu à certaines insuffisances de Madame E. au sein de ce nouveau périmètre d’activité, sans proposer de formation ni d’accompagnement.

Madame E. a indiqué, sur le compte-rendu de l’entretien, ne pas avoir disposé des moyens nécessaires à sa mission alors qu’elle avait évolué vers une fonction plus commerciale, à laquelle elle n’était pas formée.

Sur la seule base de cet entretien annuel datant de 6 mois, et sans autre échange ou accompagnement entretemps, Madame E. a été licenciée par notification du 31 juillet 2023 pour insuffisance professionnelle, au titre de l’article 26 de la CCN de la Banque (licenciement personnel pour motif non disciplinaire).

Elle n’a pas été remplacée à son poste, en réalité supprimé pour cause de réorganisation.

C’est dans ces circonstances que Madame E. a saisi le conseil de Prud’hommes de Paris d’une demande de requalification du licenciement en licenciement sans cause, et la reconnaissance d’une exécution déloyale du contrat de travail par l’employeur.

L’employeur maintient son licenciement aux motifs que :

  • la salariée n’aurait pas su « ancrer son rôle et contribuer de manière pérenne à notre développement commercial tout au long de l’année 2022. Son action et ses interactions avec les parties prenantes des projets sur lesquels elle devrait intervenir sont restées beaucoup trop limitées. »
  • la salariée n’aurait pas daigné s’intéresser à une mobilité proposée en octobre 2022 dans un autre département, qui « aurait pu constituer une belle opportunité pour mettre à profit son expertise et ses compétences et rebondir l’année prochaine. Dommage que Madame E. n’y ait pas trouvé d’intérêt. »
  • Madame E. se serait désinvesti de son activité, n’aurait plus été « un interlocuteur proactif, compétent, coopératif »

Par jugement du 25 juillet 2024, le conseil de prud’hommes de Paris (Section Encadrement) a jugé que :

  • Madame E. ayant donné satisfaction pendant 16 ans, par différentes hiérarchies, son insuffisance professionnelle a été évoquée pour la première fois en janvier 2023, soit 6 mois seulement avant la notification du licenciement, et après une modification de ses fonctions. « L’incapacité de Madame E. à assurer les missions qui lui étaient confiées ne peut pas être qualifiée de durable. »
  • L’employeur ne verse aucun élément probant démontrant objectivement son insuffisance, ni de nature à démontrer qu’elle a disposé de l’accompagnement nécessaire, ni son désinvestissement.
  • Le refus exprimée par la salariée de la proposition de mobilité, faite en dehors de toute procédure d’accompagnement liée à une quelconque insuffisance, ne peut constituer un motif de licenciement.
  • Les bonus versés à Madame E. les 3 dernières années précédant celle du licenciement sont en adéquation avec une performance professionnelle reconnue.
  • Par conséquent, le licenciement pour une insuffisance professionnelle objective et durable, n’est pas fondé.

Madame E. n’a pas été remplacée dans son poste, supprimé à la faveur d’une réorganisation, ce qui contredit l’argument de l’insuffisance professionnelle laquelle devrait donner lieu au remplacement de la salariée.

Les reproches formulés pour justifier un licenciement, qui aurait du être prononcé pour motif économique, ont été inutilement humiliants, et ont affecté Madame E. qui n’avait pas retrouvé de travail au moment des plaidoiries.
Par conséquent, l’exécution déloyale du contrat de travail est reconnue et une condamnation est prononcée à ce titre.

Le conseil condamne donc l’employeur au paiement de :

  • Dommages et intérêts pour licenciement nul (13,5 mois de salaire).
  • Dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail (25000 euros).
  • Article 700 CPC (2000 euros).

L’employeur n’a pas fait appel de la décision.

Arguments et pièces décisives pour convaincre le CPH :

  • expliciter le contenu du poste initial de la salariée, l’organisation du service (organigrammes),
  • expliciter la modification du contenu de poste par rapport au poste initial, en quoi cette évolution impliquait une formation,
  • expliciter en quoi la proposition de mobilité ne peut être considérée comme une tentative d’accompagnement pour régler une prétendue insuffisance, alors même que la dite insuffisance n’avait pas encore été signifiée à Madame E.,
  • produire les échanges entre la salariée et sa direction (mails et courriers) par lesquels la salariée s’opposait aux conclusions de l’entretien annuel, en rappelant le contexte de la modification de sa mission,
  • produire la jurisprudence de la cour de cassation sur des cas de figure analogues.

Si vous êtes licencié pour motif d’insuffisance professionnel, contactez votre avocat pour savoir :

  • quels documents de travail sauvegarder impérativement,
  • dans quel délai agir,
  • comment se comporter lors de l’entretien préalable,
  • quel type d’attestation recueillir.
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